Le poème et le photographe
Choisir entre le brut et la chair. L’écriture diffracte la raison, ce choix susdit c’est celui du pari entre le raisonnable et l’arraisonnable (ce qui veut se maintenir sans raison). Écrire un poème est une expérience qui a lieu dans l’un ou l’autre. Les mauvais poèmes appartiennent, vous l’aurez bien senti à la première catégorie – même si dans l’histoire de la littérature la raison a pu parfois faire grand bien.
Le brut raisonnable, à polir certes mais à engendrer d’une pensée dialectique, symboles puis référent, réalité nommée du dehors. Extralinguicisme.
Lorsque j’écris, je ne sais plus bien qui je suis, le monde des sens se troublent, Rimbaud l’a dit comme Lautréamont, et le clavier allumé est le réceptacle à des rites antiques que je sais savoir tout en ne les sachant pas. Ils apparaissent, sorcellerie du présent hanté par les plis et replis dans la conscience universelle et génétique.
Rimbaud veut se faire voyant car il voit qu’il n’y a que le monde invisible qui puisse exister. Le monde catégorisé par le concept n’apporte pas la présence immédiate, la saveur de la nuit froide où pieds et mains liés nous sommes libres et certainement c’est la nuit que les fantômes renaissent et résonnent de leur époque ancestrale. Ou bien devant une église arménienne faite d’un roc solide et de voutes romanes associant l’immédiat au passé. L’espace au temps perdu et pourtant toujours là dans l’étonnement d’une forme nouvelle, qui, en acte, sera objet poétique.
La croissance en nous d’une fureur, lorsque le petit clapotement du clavier dégénère nous le cherchons, je le cherche dans la machinerie chimérique de la langue. Je veux, et c’est assurément une pulsion qui vient d’un autre qui est toujours moi : avoir la pensée du poème, son rythme, sa saccade et un lexique agencé tel afin que ce qui se lit ne se voit pas.
Tout est là. Ce qui se lit ne se voit pas, c’est dans le contre-ciel, dans le dérèglement des sens, dans l’idéalité vide que je me procure la vision d’un poème qui n’a pas de référent. Une abstraction totale, infini, replié sur elle-même, rebondissant sur les autels toltèques et papales, crachant à la Lune et maintenant l’absence de raison (je ne dis jamais mes raisons), l’arraisonnable jusqu’à l’expérience-limite d’un dehors contigüe au-dedans : implosion sacrificielle : qui est beau et n’a pas d’ailes : moi.
Maintenance de l’ordinateur dans la tornade, tempête dans la mer du nord qui amène le limon et la montée des eaux : des pages word remplis : Bruges est bien devenu un port. C’est que pour arrimer la langue il faut se faire navire et les flibustiers sont les mouvements craquants des doigts qui s’élargissent et se rétractent, mouvement anormal, arythmique, mais phonique. Le matin est glacial, tous les matins sont glaciaux : c’est leur but. Leur but est de remplir l’incarnant en prospectives diverses. Tourner les pages de Ponge ou de Quintane et remplir le document word. C’est ça l’avancée de la lame de fond : ce sont les autres poètes glacés morts ou vifs qu’importe pourvu qu’ils pullulent et se ressemblent.
La neige tombe. Je la photographie, instant primordial de l’image pourvu qu’elle n’ait pas de but, elle… L’image photographique est semblable au vers : il en va de l’instant qui ne va vers rien que retour sur lui-même ou au plus profond retour sur le néant. Le vers d’après, la vision non-conceptuelle d’un film, d’un clip, d’une photographie, ce vers d’après l’image reconnue comme ressemblance, icône c’est le cheminement vers la parole.
Image et mots, aqueduc vers le poème, promenade solitaire sur le pan sacré de La montagne magiquede Thomas Mann. La neige tombe et l’appareil, ou les mains, ce qui revient au même creuse une béance entre le néant de la matière et la présence pure d’un acte en creux. Depardon savait distinguer le néant de la ressemblance et la capture du néant revenu au présent.
Une image, imago est, si elle se sous-entend elle-même toujours refus du néant ou bien néant néantisé. Comme les peintres qui peignent ce qu’ils ne peignent pas : Turner, Poussin, Goya…
Le poème a de la chance dont il souffre, c’est qu’il doit rendre compte du hasard mot pour mot. Chance car le hasard est lui-même le tribut de l’homme, de la conscience et de sa liberté mais souffrance car le but est médiat alors qu’on veut acquérir du hasard une connaissance parfaite de ses combinaisons comme l’image le fait en un instant. Évidemment il y a de bons et de mauvais photographe, bons et mauvais metteurs en scène. Mais le hasard est pour eux plus une question de mot mais d’angles. Un angle in situ, le hasard advient, le moment de déclencher la photo puis on admet l’arrivée de la fin d’un hasard enfin capturé, d’une concavité de la matière absorbée dans sa différence, sa hasardeuse différence de ne jamais se retrouver la même.
Je me déchire chaque fois que j’écris entre ce hasard, cette condition qui commande et la complaisance du bon mot. Il est très difficile d’écrire juste car le juste n’est pas le milieu, la règle classique, mais la narration par la parole d’une chose à la place de l’autre toujours en double-fond (comme la peinture). J’écris « vite » et instantanément « vite » n’a plus de vitesse. Il faut doubler le mot « vite » d’une énergie qui se symptomatisera au déclenchement d’une image de la vitesse. Et l’image de la vitesse il faut la trouver. Et c’est compliqué car on ne peut réécrire du déjà écrit, il faut tout à fait inventer.
Le poème est toujours avant tout, il est a priori, il n’existe pas dans le réel comme nous le font croire les bandes de performers qui réduisent l’existence poétique à sa formulation situationnelle quelle qu’elle soit. Le poème doit puiser sa source dans le rien et en finir en « rien » que l’inanité sonore. Il peut être dit, moyen, au plus, d’un exercice pour sentir le rythme que l’aboutissement d’un travail. Il doit rester un dossier mental, qui n’a pas de référent, et si la performance veut absolument situer le verbe sonore dans in situ il doit déployer son retour sur lui, son inaboutissement. Car l’art est inaboutissement de la nature, la mimésis des performances n’est que la nature faite réel d’un poème qui ne doit rien à la nature et se retrouve en lui-même, dans sa présence, dans son angle, sa concavité, sacré du livre ou de l’image du livre.