Phéne
Descendre acheter des bières le matin à 9h c’est comme avoir le plaisir de voir son livre écrit par quelqu’un d’autre. Non pas descendre mais descendre acheter des bières pour effectivement les boire. Par ce que c’est seulement les bières de 9h qui sont les vraies bières. Et c’est là où l’on boit vraiment. Sans chichis de pédales genre « je vais vous prendre un petit demi s’il vous plaît ». Non là c’est les trois bouteilles bien grosses, bien remplies à ras bord. En somme ; inévitables. La première fini il faut attendre le temps de deux clopes et abandonnez sur le seuil de son plaisir la vraie ivresse qui ne viendra qu’à la troisième bière. Lorsque je dis bière, clopes, poèmes je me réfère à des choses qui m’arrivent. Ce n’est pas un jeu. Le jeu est seulement dans la distance de vous à moi et dans le plaisir pervers que vous avez à me lire débitant conneries sur conneries. Faits à faits, trous à trous : c’est la langue. Une transparence que l’on ne voit pas. Une jouissance du texte apostasié par le silence qu’entre coupes mes accès de déraison meurtrière où je me rends à l’évidence qu’il va me falloir continuer à boire pour écrire. Qu’il va falloir préserver le silence. Mais nul silence ici. Vous préférez écouter.
Le plaisir du texte en écriture est le drapée rouge du toréador et moi taureau-machine. Suintant, écumant, libre. Lorsqu’on est pété on écrit à l’oral et on tape sur un piano en même temps que l’on crie les poèmes. La stéréophonie fait des poètes pendus au gibet de la folie. Je ne regrette rien à part peut-être la cocaïne. Mais je ne regrette pas les crêpes, les bagarres, la résignation à ne plus voir B., le bandage mou, Solène, notre misère, le parcours de A à B, les lettres de Proust à sa voisine qui m’ont bien fait chier, la linguistique, Doriane, mon enfant ; non je n’ai aucun regret. Je sens la poésie affleurer sur mon épiderme et me vomir dessus prétextant une extraction de la pierre de folie. Quelque chose tombait dans le silence et ce n’était pas moi mais la littérature. Ma dernière parole fut moi mais je parlais dans l’aube lumineuse. Je me souviens de Sabrina qui ne savait pas comment recevoir les cadeaux, les accueillir. Il était difficile de pressentir de la joie lorsque je lui arguait le prochain cadeau et au moment éminent elle ne disait rien. Elle disparaissait parfaitement. Dans la honte ou dans autre chose je sais pas trop. J’ai jamais vraiment compris sa névrose.
Je mets mon casque que j’ai eu à Noël en avance pour écouter une chanson que j’aime bien. Deux secondes. Merci d’avoir attendu. Ça me fait jouir que vous attendiez. Appelez ça de l’amour.
J’ai en tête un sonnet. Je sais pas si je l’écris. C’est un peu éculé les sonnets nan ? Ça sonne faux. Surtout les rimes embrassées. Ça je peux pas, ça me fait dégueuler. Moi ce qu’il me faut lorsque j’écris pour vous c’est soit de l’amour, soit de la bière, soit les deux. Il commençait par :
« Nature rien de toi ne m’émeut, ni les champs… »
Voyez un peu. C’est des graffs sur les murs de la commune. Je dis pas que Rimbaud ça vaut rien mais les poètes genre Verlaine qu’est-ce qu’on s’emmerde. Je préfère les intellos moi, c’est mon truc. Les mecs qui rongent, les Mallarmé, les Valéry, les nuits qui accusent l’existence de n’avoir pas capté un pet de compréhension dans tout ce que tu as lu de poème ou de théorie aujourd’hui. Dans le genre y’en a un spécial guest c’est Ezra Pound. C’est simple et illisible. C’est simple par ce que c’est illisible. Alors je bois de la bière pour discerner des paraphrases, des méthodes d’écriture, des métonymies… Mais ça reste quand même (Los Cantos c’est son bouquin) complétement E.T l’extra-terrestre. Bref on s’en fout.
J’entame la seconde bière. C’est un phénomène retranscrit en direct, c’est un deuil.
Ma vision endeuillée de l’existence, comme s’il n’y avait pas eu d’existence mis à part l’écriture, à part la mise à mort du taureau avec les picadors qui recrutent pas mal pour planter des piques et faire saigner la bête-poésie.
Toute la nuit je fais la nuit, je me fais une sorte de piqure d’héro dans le muscle droit et je me branle sur du porno. Je me couche tôt et je me branle en dormant. C’est la drogue. La drogue ce n’est ni dehors ni dedans c’est « je me mets nu ». Dans son lit nu, le froid de la chambre, le sol friable on ne sait plus trop où on en est niveau plaisir mais quand même on persiste et signe dans le chaud du drap. Et on se branle. On éjacule dans le noir. Et tout devient blanc. C’est ce que j’appelle le rêve. Quelque chose monte et redescend, les poumons inhale la désaffectation des posters de Caillebotte et Cézanne, on ne voit rien sinon le rebord à peine luminescent du rebord de la fenêtre et on oublie la mort. Même si la mort n’est pas muette comme dit Alejandra.
Ensuite le temps passe et on devient de plus en plus vieux et les rêves se désabonnent du bouquet freebox. On se met à penser à l’enfant qui va naître. On flippe pas non. On ne flippe pas. On attend. Attendre la naissance d’un enfant c’est particulier. C’est un nouveau discours qui va survenir, et qui va générer une quantité astronomique de demande et de réponse. Du genre comme si de rien n’était tout se fait dans la conversation avec l’enfant. Qui t’es ? qui t’es pour me parler comme ça ? Tu vas signer mon cahier ou pas ? Il est jaune. : « Papanous parlait d’une blanche forêt de Russie : « … et nous faisions de petits bonhommes de neige et nous leur mettions de petits chapeaux que nous volions à notre arrière-grand-père… » Elleva me regarder avec méfiance. Qu’est-ce que la neige ? Pourquoi faisait-on de petits bonhommes ? et avant tout, que signifie un arrière-grand-père…
Bref ce n’est pas flippant c’est de la poésie. Ou alors si c’est flippant il faut se forger une ouïe.
Et je vais lui en forger une d’ouïe à ma fille. Une vraie. En forme de cri de loup. Féroce mais innocente. Une écoute de la lente descente de la neige sur son front. Ploc ploc. Et elle sera perdue sans tourments. Sans bagages. Sans fenêtre.
À l’écart de tout. En retrait de tout. À l’écoute de tout. Usant des livres de Pizarnik, de Bobin, de Kristeva, de Barthes dans un silence coloré d’houblon fermenté j’ai aperçu un pan de réel que j’absorbe et vous refile comme la peste.
Soyez honnête.