Ma démence
La démence qui me surprend parfois, voile qui me différencie de celui que j’ai été immédiatement avant le choc qui la sous-tend et dont la génération m’est insupportable – à qui ne le serait-elle pas ? – métamorphose du corps en cochon geignant, on pense à l’antique loi des hommes de n’y toucher, de n’en manger à aucun prix sauf pour celui qui est mis à l’index – homme-cochon du péché. Cette transformation puis cette condamnation au lieu des fous vient d’une origine insondable – anthropologique et spirituelle - et pourtant immédiatement reconnaissable pour celui, qui comme moi se surprend à ne plus comprendre le cours des choses et le comportement des hommes autour de lui, je me risquerais même à dire : le comportement des choses mêmes en tant qu’elles existent d’une autre manière que la simple conscience saine ne peut les saisir. Confondant l’esprit et le dehors dans un va et vient frénétique et tortueux ; misère de la confiance mise dans la cervelle, flamme qui vacille mais qui ne s’éteindra jamais. L’identification au dehors par le dedans : une brèche où vient se loger toute l’harmonie contrainte de la pensée et du discours psychotique entendu et compris seulement par celui qui s’installe dans ce monde, hétérogène à la logique et qui est cependant d’une remarquable lucidité sur lui-même : un nouveau monde, à chaque prise de parole apparemment destructrice en son aberration ; fantastique et vénéneuse.
Entendement d’un discontinu à l’apparence du sentier perdu de la pensée se pensant, sauf lorsque celle-ci s’entend autrement. D’une façon plus pure que le cogito, d’une façon merveilleuse. Trésor aliénant d’un monde qui est seulement à moi et que je ne peux partager sans le corrompre dans le cri du discours psychotique.
L’écrire est déjà sortir de soi-même. Mais à quel prix, souffrance qui se cogne dans tous les coins de l’esprit qui s’essaye à dire quelque chose qui ne peut être dit, seulement interrogé, laissant la croyance faire ce qu’elle sait faire des hommes : un combat universel contre ce qui est hors de soi.
S’y résigner est le point de départ d’une vie sordide de malaise, d’indirection, de stase, bref de la souffrance ne pouvant se nommer sinon en soi-même l’éprouver et l’écrire pour qu’elle fasse date et chemin faisant soit régionalisé dans une partie de la vie psychique et physique. Mourir en riant. Mourir, mais auparavant n’est pas fini l’expérience de la folie, ce n’est pas tout de mourir en elle, c’est se pulvériser dans tous les recoins de la pièce puis voir se ressaisir toutes ces formes monstrueuses de l’espace et du temps : réminiscence infantile du non-comprendre, de l’énergie qui se faufile dans tous le corps pour à la fin construire un sujet pouvant nommer son mal. La démence c’est cette énergie qui reste sans objet à nommer pour se constituer. C’est un faux sujet. Un sujet qui ment. C’est faire l’expérience d’animalité, ni objet ne sentant que pour se perpétuer ni sujet s’étant confirmé en lui de ce qu’il est par rapport à l’autre.
C’est l’expérience des limites. Le délire est l’explosion de toute synthèse, de toute structure. Le mal a été fait et le dément doit s’en faire l’absurde réceptacle pour que ceux qui ont fait le mal en soit préserver. Et décharger leur pulsion de mort vers l’espace que le dément ouvre, oracle ou prophète aurait dit Artaud. Je dirais passeur de flamme, car ce qui subsiste dans l’incohérence dont la folie est l’endroit c’est précisément le feu. Feu de la civilisation qui s’engendre dans le discontinu, dans le mensonge, feu, flamme qui vacille et éclaire pour un instant les parts les plus obscures de la nature humaine.